Présentation du colloque

Ce colloque a pour but d’explorer les manifestations linguistiques de l’égocentrisme et de l’anthropocentrisme. Si l’existence de ces deux phénomènes, liés mais distincts, est bien établie, il s’agit de saisir plus spécifiquement l’étendue de leur influence sur la structuration et l’interprétation de la langue et du discours, en s’appuyant sur un large échantillon de langues et de genres discursifs (discours politique, communication médiée par ordinateur, articles de presse, publicité, romans, lettres, [auto]biographies, etc.).

Parmi les universaux bien connus du langage figure l’asymétrie de traitement entre animés (en particulier les humains) et inanimés. Par exemple, en anglais, seuls les noms collectifs qui dénotent des groupes d’humains ou, plus rarement, d’animaux, admettent un accord sylleptique pluriel (ex. the committee are..., the herd are... vs. *the forest are...). Mais cette catégorisation anthropocentrée fait en réalité partie d’une hiérarchie plus complexe de catégorisation, que Croft (2003) nomme la « Hiérarchie d’Animation Etendue » (Extended Animacy Hierarchy) :

 Hiérarchie d’Animation Etendue: pronoms de première/deuxième personnes < pronom de troisième personne < nom propre < nom commun d’humain < nom commun d’animé non humain < nom commun d’inanimé

[« < » signifie « l’emporte sur »]

 La Hiérarchie d’Animation Etendue comporte trois dimensions, liées mais distinctes (ibid.) :

1) la personne (première/deuxième < troisième)

2) la référentialité (pronom < nom propre < nom commun)

3) l’animation proprement dite (humain < animé < inanimé)

Bien entendu, la Hiérarchie s’applique de différentes manières selon les langues, lesquelles ont été formalisées dans divers modèles théoriques (ex. modèles des cartes sémantiques, Haspelmath 1997). Mais les universaux apparaissent également contraignants pour la structure de l’espace conceptuel et les relations entre fonction externe et forme grammaticale (Croft 2003).

Il s’agit donc ici de comprendre dans quelle mesure la Hiérarchie structure langue et discours (concerne-t-elle certains domaines plus que d’autres, a-t-elle des effets relativement « locaux », ou peut-on proposer une analyse du langage qui partirait de l’humain ou du soi ?), et de voir si ces contraintes peuvent être dépassées, en fonction de paramètres pragmatiques ou à des fins créatives.

En linguistique, les contributions pourront (entre autres) porter plus particulièrement sur les points suivants :

- quels domaines de la langue et du langage (ex. éléments du lexique, orientation métaphorique, perspectives fondées sur l’empathie, structures syntaxiques) sont affectés par la Hiérarchie, et pourquoi ceux-ci ? Des études portant sur l’acquisition du langage pourront également apporter des éclairages utiles.

- quelle relation exacte les trois dimensions de la Hiérarchie entretiennent-elles entre elles : en particulier, l’anthropocentrisme est-il simplement une manifestation plus large de l’égocentrisme (le locuteur étant un être humain) ? Les différentes dimensions se recouvrent-elles en partie, ou bien présentent-elles des distributions linguistiques complémentaires ?

- quel est le lien entre la Hiérarchie et la notion étroitement liée de embodiment (traduite parfois comme incarnation ou corporéité), définie par Lakoff (1987) comme l’idée selon laquelle « le cœur de nos systèmes conceptuels est directement ancré dans la perception, le mouvement du corps, et l’expérience physique et sociale » ? La notion de embodiment a elle-même fait l’objet de diverses définitions, que des études portant spécifiquement sur son lien au soi et à l’humain pourront aider à préciser.

- l’égocentrisme et/ou l’anthropocentrisme ont-ils une influence structurante plus grande que d’autres critères sémantiques récurrents des systèmes de catégorisation des noms (genre et classificateurs) ? En particulier, le trait /humain/ prévaut-il sur l’animé et le sexe, les deux autres « caractéristiques sémantiques fondamentales » de ces systèmes (Aikhenvald 2003) ?

Dans les domaines de l’analyse du discours, de la stylistique et de la pragmatique, sont invitées les communications qui s’interrogeront sur la nature contraignante de l’anthropocentrisme et de l’égocentrisme sur les processus d’encodage et de décodage (à l’écrit) et dans les interactions, ainsi que celles qui exploreront dans quelle mesure ces contraintes peuvent être contournées à des fins créatives. Parmi les champs d’investigation possibles figurent les points suivants :

- les romans sont traditionnellement écrits à la 1ère et la 3e personne du singulier, les premiers générant une forme d’empathie du lecteur avec le narrateur/protagoniste qui paraît supérieure à celle que peut engendrer un roman qui se réfère aux personnages à la 3e personne – ce qui serait en accord avec la Hiérarchie d’Animation Etendue. Quelle place les romans écrits à la deuxième personne laissent-ils alors au lecteur, dans la mesure où ils semblent dé-centrer une narration traditionnellement centrée sur le narrateur ? En termes d’empathie et de projection, des questions semblables peuvent être soulevées pour les romans faisant usage de la 1ère et 3e personnes du pluriel (Richardson 2006).

- au-delà des pronoms personnels, l’on pourra étudier les marqueurs linguistiques, pragmatiques et stylistiques d’un discours/récit excessivement égocentrique ou, à l’inverse, excessivement altruiste (avec un énonciateur/narrateur qui aurait échoué sur le chemin de la socialisation, par exemple, en raison de troubles psychologiques ou neurologiques).

- la stylistique cognitive (voir l’échelle d’empathie proposée dans Stockwell 2009) a montré que l’attention des lecteurs était naturellement plus « attirée » par les être humains figurant dans la narration que par des animaux ou des inanimés. Dans ces conditions, l’étude d’œuvres mettant en scène des narrateurs non-humains ou post-humains, par exemple, serait l’occasion de montrer dans quelle mesure notre lecture instinctivement anthropocentrique peut être mise au défi.

- la notion d’ « égocentrisme » semble particulièrement appropriée à une société contemporaine qui témoigne d’une « montée du narcissisme » (Blatt et al. 2015) : comment le ‘me, myself and I’ est-il mis en scène sur les divers réseaux sociaux ? Des études en communication médiée par ordinateur ont révélé que les nouveaux media avaient une influence sur le langage et sa probable évolution (les locuteurs sont par exemple amenés à parler d’eux-mêmes en utilisant la 3e personne : *runs to the kitchen* ; voir Virtanen 2015). L’égocentrisme et l’anthropocentrisme sont par ailleurs couplés dans la publicité qui tend à faire parler les objets (ex : « Essayez-moi » ou « Je m’ouvre facilement ») (voir Wales 2015) : en quoi la position du destinataire est-elle affectée par ce point de vue égocentré?

- des dispositifs similaires sont-ils employés par les politiciens afin de créer une forme d’empathie ou d’identification avec ceux qu’ils cherchent à convaincre tout en imposant leurs propres vues ? L’usage de la 1ère personne du pluriel semble incarner l’exemple typique d’altruisme déclaré et d’égocentrisme dissimulé.

- en pragmatique, la « politesse » telle qu’elle est théorisée par les spécialistes du domaine présuppose un certain effacement de soi au bénéfice de l’autre. Si l’altruisme peut être feint dans la politesse (Leech 2014), on peut se demander si un altruisme totalement authentique est possible. Ne doit-on pas envisager une version moins irénique des théories de la politesse ? En d’autres termes, l’« altruisme communicationnel » ne serait-il pas davantage une forme cachée d’égocentrisme?

 

Conférenciers invités :

Greville G. Corbett, Professeur de linguistique (Distinguished Professor), University of Surrey, et membre du Surrey Morphology Group

Elena Semino, Professeur de linguistique et d’art verbal, Lancaster University

 

Comité scientifique :

Alexandra Y. Aikhenvald, James Cook University

Pierre Cotte, Université Paris-Sorbonne

Monique de Mattia-Viviès, Aix-Marseille Université

Andrea Macrae, Oxford Brooks University

Aliyah Morgenstern, Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle

Brian Richardson, University of Maryland

Wilfrid Rotgé, Université Paris-Sorbonne

Alison Sealey, Lancaster University

Tuija Virtanen, Abo Akademi

Lindsay J. Whaley, Dartmouth College

Sara Whiteley, University of Sheffield

 

Date limite de soumission : 10 juillet 2016

Retour des avis du comité scientifique : 10 septembre 2016

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